Acte 1 - Scène 1. Valentin est dans une chambre d’hôtel en charmante compagnie quand son oncle Van Buck, visiblement très remonté, fait irruption...
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Texte original :
Van buck - C’est bon, c’est bon ; il ne m’échappe rien. Mais brisons là, et parlons d’autre chose. Tu devrais bien te marier.
Valentin - Seigneur, mon Dieu ! qu’est-ce que vous dites ?
Van buck - Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l’âge et que tu devrais te marier.
Valentin - Mais, mon oncle, qu’est-ce que je vous ai fait ?
Van buck - Tu m’as fait des lettres de change. Mais quand tu ne m’aurais rien fait, qu’a donc le mariage de si effroyable ? Voyons, parlons sérieusement. Tu serais, parbleu ! bien à plaindre quand on te mettrait ce soir dans les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante mille écus sur la table pour t’égayer demain matin au réveil. Voyez un peu le grand malheur, et comme il a de quoi faire l’ombrageux ! Tu as des dettes, je te les payerai ; une fois marié, tu te rangeras. Mademoiselle de Mantes a tout ce qu’il faut…
Valentin - Mademoiselle de Mantes ! Vous plaisantez ?
Van buck - Puisque son nom m’est échappé, je ne plaisante pas. C’est d’elle qu’il s’agit, et si tu veux…
Valentin - Et si elle veut. C’est comme le dit la chanson :
Je sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi
De l’épouser, si elle voulait.
Van buck - Non ; c’est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu lui plais.
Valentin - Je ne l’ai jamais vue de ma vie.
Van buck - Cela ne fait rien ; je te dis que tu lui plais.
Valentin - En vérité ?
Van Buck - Je t’en donne ma parole.
Valentin - Eh bien donc ! elle me déplaît.
Van Buck - Pourquoi ?
Valentin. - Par la même raison que je lui plais.
Van Buck - Cela n’a pas le sens commun, de dire que les gens nous déplaisent quand nous ne les connaissons pas.
Valentin - Comme de dire qu’ils nous plaisent. Je vous en prie, ne parlons plus de cela.
Van Buck - Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à boire), il faut faire une fin.
Valentin - Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.
Van Buck - J’entends qu’il faut prendre un parti, et se caser. Que deviendras-tu ? Je t’en avertis, un jour ou l’autre, je te laisserai là malgré moi. Je n’entends pas que tu me ruines, et si tu veux être mon héritier, encore faut-il que tu puisses m’attendre. Ton mariage me coûterait, c’est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en somme, que tes folies. Enfin, j’aime mieux me débarrasser de toi ; pense à cela : veux-tu une jolie femme, tes dettes payées et vivre en repos ?
Valentin - Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez sérieusement, sérieusement je vais vous répondre : prenez du pâté, et écoutez-moi.
Van Buck - Voyons, quel est ton sentiment ?
Valentin - Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par trop de préambules, [je commencerai par l’antiquité.] Est-il besoin de vous rappeler la manière dont fut traité un homme qui ne l’avait mérité en rien ; qui toute sa vie fut d’humeur douce, jusqu’à reprendre, même après sa faute, celle qui l’avait si outrageusement trompé ? Frère d’ailleurs d’un puissant monarque, et couronné bien mal à propos…
Van Buck - De qui diantre me parles-tu ?
Valentin - De Ménélas, mon oncle.
Van Buck - Que le diable t’emporte et moi avec ! Je suis bien sot de t’écouter.
Valentin - Pourquoi ? il me semble tout simple…
Van Buck - Maudit gamin ! cervelle fêlée ! il n’y a pas moyen de te faire dire un mot qui ait le sens commun.
Il se lève.
Allons ! finissons ! en voilà assez. Aujourd’hui la jeunesse ne respecte rien.
Valentin - Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère.
Van Buck - Non, monsieur ; mais, en vérité, c’est une chose inconcevable. Imagine-t-on qu’un homme de mon âge serve de jouet à un bambin ? Me prends-tu pour ton camarade, et faudra-t-il te répéter ?…
Valentin - Comment ! mon oncle, est-il possible que vous n’ayez jamais lu Homère ?
Van Buck, se rasseyant - Eh bien ! quand je l’aurais lu ?
Valentin - Vous me parlez de mariage ; il est tout simple que je vous cite le plus grand mari de l’antiquité.
Van Buck - Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre sérieusement ?
Valentin - Soit ; trinquons à cœur ouvert ; je ne serai compris de vous que si vous voulez bien ne pas m’interrompre. Je ne vous ai pas cité Ménélas pour faire parade de ma science, mais pour ne pas nommer beaucoup d’honnêtes gens. Faut-il m’expliquer sans réserve ?
Van Buck - Oui, sur-le-champ, ou je m’en vais.
Valentin - J’avais seize ans, et je sortais du collège, quand une belle dame de notre connaissance me distingua pour la première fois. À cet âge-là, peut-on savoir ce qui est innocent ou criminel ? J’étais un soir chez ma maîtresse, au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et dit qu’il va sortir. À ce mot, un regard rapide échangé entre ma belle et moi me fait bondir le cœur de joie : nous allions être seuls ! Je me retourne, et vois le pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient en daim de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce. Tandis qu’il y enfonçait ses mains, debout au milieu de la chambre, un imperceptible sourire passa sur le coin des lèvres de la femme, et dessina comme une ombre légère les deux fossettes de ses joues. L’œil d’un amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus qu’on ne les voit. Celui-ci m’alla jusqu’à l’âme, et je l’avalai comme un sorbet. Mais, par une bizarrerie étrange, le souvenir de ce moment de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses mains rouges se débattant dans des gants verdâtres ; et je ne sais ce que ces mains, dans leur opération confiante, avaient de triste et de piteux, mais je n’y ai jamais pensé depuis sans que le féminin sourire vînt me chatouiller le coin des lèvres, et j’ai juré que jamais femme au monde ne me ganterait de ces gants-là.
Van Buck - C’est-à-dire qu’en franc libertin, tu doutes de la vertu des femmes, et que tu as peur que les autres te rendent le mal que tu leur as fait.
Valentin - Vous l’avez dit : j’ai peur du diable, et je ne veux pas être ganté.
Van Buck - Bah ! c’est une idée de jeune homme.
Valentin - Comme il vous plaira ; c’est la mienne ; dans une trentaine d’années, si j’y suis, ce sera une idée de vieillard, car je ne me marierai jamais.
Van Buck - Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et que tous les maris soient trompés ?
Valentin - Je ne prétends rien, et je n’en sais rien. Je prétends, quand je vais dans la rue, ne pas me jeter sous les roues des voitures ; quand je dîne, ne pas manger de merlan ; quand j’ai soif, ne pas boire dans un verre cassé, et quand je vois une femme, ne pas l’épouser ; et encore je ne suis pas sûr de n’être ni écrasé, ni étranglé, ni brèche-dent, ni…
Van Buck - Fi donc ! mademoiselle de Mantes est sage et bien élevée ; c’est une bonne petite fille.
Valentin - À Dieu ne plaise que j’en dise du mal ! elle est sans doute la meilleure du monde. Elle est bien élevée, dites-vous ? Quelle éducation a-t-elle reçue ? La conduit-on au bal, au spectacle, aux courses de chevaux ? Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir à six heures ? A-t-elle une femme de chambre adroite, un escalier dérobé ? [A-t-elle vu la Tour de Nesle, et lit-elle les romans de M. de Balzac ?] La mène-t-on, après un bon dîner, les soirs d’été, quand le vent est au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze gaillards nus, aux épaules carrées ? A-t-elle pour maître un beau valseur grave et frisé, au jarret prussien, qui lui serre les doigts quand elle a bu du punch ? Reçoit-elle des visites en tête-à-tête, l’après-midi, sur un sofa élastique, sous le demi-jour d’un rideau rose ? A-t-elle à sa porte un verrou doré, qu’on pousse du petit doigt en tournant la tête, et sur lequel retombe mollement une tapisserie sourde et muette ? Met-elle son gant dans son verre lorsqu’on commence à passer le champagne ? [Fait-elle semblant d’aller au bal de l’Opéra, pour s’éclipser un quart d’heure, courir chez Musard et revenir bâiller ?] Lui a-t-on appris, quand Rubini chante, à ne montrer que le blanc de ses yeux, comme une colombe amoureuse ? [Passe-t-elle l’été à la campagne chez une amie pleine d’expérience, qui en répond à sa famille, et qui, le soir, la laisse au piano pour se promener sous les charmilles, en chuchotant avec un hussard ? ] Va-t-elle aux eaux ? A-t-elle des migraines ?
Van Buck - Jour de Dieu ! qu’est-ce que tu dis là ?
Valentin - C’est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui a pas appris grand’chose ; car, dès qu’elle sera femme, elle le saura, et alors qui peut rien prévoir ?
Van Buck - Tu as de singulières idées sur l’éducation des femmes. Voudrais-tu qu’on les suivît ?
Valentin - Non ; mais je voudrais qu’une jeune fille fût une herbe dans un bois, et non une plante dans une caisse. Allons ! mon oncle, venez aux Tuileries, et ne parlons plus de tout cela.
Van Buck - Tu refuses mademoiselle de Mantes ?
Valentin - Pas plus qu’une autre, mais ni plus ni moins.
Van Buck - Tu me feras damner ; tu est incorrigible. J’avais les plus belles espérances ; cette fille-là sera très riche un jour. Tu me ruineras, et tu iras au diable ; voilà tout ce qui arrivera. — Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu veux ?
Valentin - Vous donner votre canne et votre chapeau, pour prendre l’air, si cela vous convient.
Van Buck - Je me soucie bien de prendre l’air ! Je te déshérite si tu refuses de te marier.
Valentin - Vous me déshéritez, mon oncle ?
Van Buck - Oui, par le ciel ! j’en fais serment ! Je serai aussi obstiné que toi, et nous verrons qui des deux cédera.
Valentin - Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive voix ?
Van Buck - Par écrit, insolent que tu es !
Valentin - Et à qui laisserez-vous votre bien ? Vous fonderez donc un prix de vertu, ou un concours de grammaire latine ?
Van Buck - Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai tout seul et à mon plaisir.
Valentin - Il n’y plus de loterie ni de jeu ; vous ne pourrez jamais tout boire.
Van Buck - Je quitterai Paris ; je retournerai à Anvers ; je me marierai moi-même, s’il le faut, et je te ferai six cousins germains.
Valentin - Et moi je m’en irai à Alger ; je me ferai trompette de dragons, j’épouserai une Éthiopienne, et je vous ferai vingt-quatre petits-neveux, noirs comme de l’encre et bêtes comme des pots.
Van Buck - Jour de ma vie ! si je prends ma canne…
Valentin - Tout beau, mon oncle ; prenez garde, en frappant, de casser votre bâton de vieillesse.
Van Buck, l’embrassant - Ah, malheureux ! tu abuses de moi.
Valentin - Écoutez-moi : le mariage me répugne ; mais pour vous, mon bon oncle, je me déciderai à tout. Quelque bizarre que puisse vous sembler ce que je vais vous proposer, promettez-moi d’y souscrire sans réserve, et, de mon côté, j’engage ma parole.
Van Buck - De quoi s’agit-il ? Dépêche-toi.
Avec Salvatore Ingoglia, Frédéric d'Elia de la troupe des Rimaquoi et l'amicale participation de Corélie Konig et Pauline Finet. Réalisation : David Friszman, Frédéric d'Elia. Libre adaptation de Frédéric d'Elia et David Friszman, d'après l'œuvre de Musset.