Très peu de rappeurs français sont instantanément reconnaissables vocalement et visuellement par le grand public comme par les spécialistes. JoeyStarr fait partie de ce club très fermé, et ça fait plus de vingt-cinq ans que ça dure. Sa carrière spectaculaire au cinéma a pu faire croire à quelques naïfs qu’il avait abandonné le micro. Caribbean Dandee vient avec la force d’un missile sol-air prouver que le boss du scandale n’était jamais parti.
Flashback en 2011 : sorti de prison depuis peu, Joey sort son second album solo, Egomaniac, une bombe hip-hop sur laquelle il invite Nathy, jeune toaster de 21 ans, pour le titre « On N On ». Nathy n’est pas un rookie. Habitué des scènes depuis son plus jeune âge, il a déjà croisé le fer microphonique avec Joey en tournée, lors d’innombrables nuits de sound systems et dans son émission radio, Sky B. O. S. S.
« Je l’ai pris avec moi sur scène », explique Joey. « Des fois sur deux heures de show il te met la taule, faut faire gaffe. Il a le mors. L’album s’inscrit dans cette légitimité. Je sentais qu’il fallait qu’on fasse un truc ensemble vu la synergie qu’on a sur scène ». C’est décidé : Caribbean Dandee sera un disque à deux voix. Deux styles, deux générations, un même goût pour les cascades verbales et la performance. Nathy : « En fin de tournée d’Egomaniac, sur les dernières dates, on s’est dit qu’on devait remonter sur scène ensemble, donc qu’il fallait qu’on fasse des morceaux. C’est parti de ça en fait. Et du coup, c’est devenu “Faisons un album qu’on puisse défendre sur une tournée où on pourra être ensemble sur scène”. C’est une nouvelle expérience pour nous deux ». Nathy et Joey entament le soundclash dans le studio du producteur Kimfu et posent les bases d’un disque tellurique.
S’il prend ses racines dans le hip-hop et dans le reggae, ce projet va bien plus loin. Les mash ups furieux de Major Lazer et les sons électroniques des sounds nourrissent l’imagination du duo, qui se met au travail. Le processus d’écriture ? Dur à décrire pour Joey, qui aime palper la musique plutôt que l’expliquer. « Je ne pourrais pas dire, on s’est attablés avec le jeune homme et on a envoyé le pâté. À un moment, on a trouvé un truc qui nous allait bien, une opposition. Quand tu écoutes des morceaux comme “Rebelles Conformistes” ou même “Pourquoi Tu T’Enerves”, Nathy arrive dedans et il y a une espèce d’opposition passive qui crée un challenge ».
Les deux premiers titres enregistrés montrent bien l’énorme latitude des couleurs musicales : « Sun Is Shining », adaptation d’un classique de Bob Marley, et « Pourquoi Tu T’Enerves », un titre rap fou et ludique. Joey : « C’était une manière de chauffer les pneus, deux titres aux antipodes. Même moi je me demandais ce que ça allait donner. Ça rejoint le thème de l’album ludique, où on n’est pas toute la journée en train de parler du mec qui est mort sur un champ à cause des grenades des flics. On est bien imbibés le soir, ça se raconte aussi ».
Le ton est donné, les chevaux sont lâchés, le duo est opérationnel. Au fil des semaines, les titres puissants s’empilent, comme « Hold On », avec son beat martial évoquant Screamin’ Jay Hawkins. Une chanson qui déchire les enceintes et raconte la lutte des samouraïs des sounds. « Je voyais une marche mortuaire façon New Orleans. Une fois les voix posées, ça avait un côté taverne. Je voulais retranscrire cet état d’esprit qu’on a, un peu heroic fantasy. Et surtout toute la symbolique qui va avec : quand tu vois l’état de mes tibias, c’est pas la boxe, c’est la musique. Je sais que j’ai fait un bon sound quand j’ai mal partout, des bleus, des courbatures. Ça se fait à coup d’épaules » explique Joey.
Pour Nathy, le titre « Murda » a une importance particulière : « C’est un biopic de ma petite vie de 24 piges, un texte qui me parle plus que les autres. J’ai mis plusieurs mois à l’écrire et un jour, je l’avais. Je l’ai kické, je l’ai fait écouter à Didier et il a ouvert les yeux. Je savais que j’avais réussi. Quand il fait ça, je sais que je ne me suis pas trompé. Il te fait devenir meilleur. Il ne s’en rend pas compte mais il te met en face d’une montagne sur un pied d’égalité ».
Les chansons puissantes s’empilent : « Paris Par Nuit » et sa vision d’une capitale nocturne où tout peut arriver, « 31 Secondes » et ses cuts sauvages, le premier single « Dans Mon Secteur (Remix) » annonçant la folie qui vient.
Joey ose tout, chante (juste), invente des nouveaux flows, se confronte à Nathy, s’empare de « La Foule », le titre culte d’Edith Piaf, pour une plongée rapologique sur un tempo de valse déglinguée. « C’est sur trois temps, et le morceau est magique. On a beau être rythmiques, dès qu’on envoie juste le sample c’est pire que du rock, que de la bonne soul, que du bon R&B. C’est intemporel et fort, c’est le propre d’une bonne chanson pour moi ».
Treize titres explosifs sont finalisés. On y croise même Sulee B Wax, venu apporter son expertise sonique au « Décollage », dernier titre enregistré, arrangé comme un rhum grande cuvée.
Le visuel accompagnant cette déflagration électro caribéenne est à la hauteur de la musique : une série de photos hallucinantes signées Elisa Parron avec une direction artistique de Claude Morville dans une ambiance vaudou, comme si le Baron Samedi d’Haïti dansait au son d’un groove hip-hop.
« Je cherche la magie de l’instant », aime à dire JoeyStarr.
La magie, c’est le mot qui définit le mieux ce Caribbean Dandee entre précision chirurgicale et fausse désinvolture. Le disque d’un monstre du micro et de son disciple qu’il considère comme son égal.